Le Monde des livres
vendredi 2 octobre 1998


Quand Cluny inventait la Chrétienté

Philippe-Jean Catinchi


Historien de la société à la manière de Duby, Dominique Iogna-Prat défend le souci d'une morale publique


A travers la vision de Pierre le Vénérable, conçue et affirmée jusqu'à l'exclusion de l'Autre, le médiéviste offre une remarquable étude sociologique du christianisme du XIIe siècle


ORDONNER ET EXCLURE Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam 1000-1150 de Dominique Iogna-Prat.
Aubier, " collection historique ", 512 p., 160 F.

Promettre un avenir radieux à un romancier, dès son premier opus, est un exercice convenu. Ce type de pari est épargné le plus souvent au monde de l'essai, les éditeurs limitant la prise de risque dans un secteur où les enjeux d'image et les profits commerciaux espérés sont incomparablement plus minces. Aussi convient-il de saluer comme un événement la synthèse pionnière d'un médiéviste qui livre aujourd'hui son premier travail destiné à un public de non-spécialistes chez un éditeur grand public.

A quarante-six ans, Dominique Iogna-Prat est un débutant exemplaire. Chercheur au CNRS, il met sa rigueur et sa stricte sobriété au service d'un projet ambitieux : comprendre comment l'Eglise des débuts du IIe millénaire, " comme une montagne destinée à remplir tout l'espace de la terre ", a patiemment " grignot[ é] le monde pour le confondre avec elle-même ". Ce lent mais irrésistible mouvement d'inclusion, qui suppose une traduction spatiale et institutionnelle de la notion de Chrétienté, l'historien l'analyse dans Ordonner et exclure à travers la conception de la société chrétienne telle que la défend Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny (1122-1156). Contemporain d'Abélard et de Bernard de Clairvaux, l'homme incarne un courant monastique qui a su en deux siècles à peine (le premier établissement clunisien est fondé en 910) établir un réseau si puissant qu'il s'est dilaté à tout l'espace chrétien, jusqu'à ces marches où l'on rencontre l'Autre, l'orthodoxe ou l'infidèle, juif ou sarrasin, dont l'image précise au croyant les contours de la sienne. Grâce aux textes de Pierre le Vénérable, Cluny va proposer, outre une formulation claire des fondements de l'institution chrétienne, l'utopie universaliste qui accompagne et justifie la formidable expansion de l'Occident latin dont la quête des Lieux saints est la plus lisible expression. Fidèle à la leçon de Georges Duby (" On fait court mais on ratisse tout "), Iogna-Prat interroge tous les écrits de l'abbé, repris, remaniés, mais finalement peu diffusés avant le XVIe siècle, tant est éphémère le moment où l'affrontement d'idées prime la simple inquisition répressive, pour rétablir le fondement de la spiritualité de combat qui invente la Chrétienté.

Jouant de l'imparable confusion entre l'église clunisienne et l'Eglise universelle, patiente structure d'identification à la Rome de la réforme grégorienne, le projet de Pierre le Vénérable défend la double dynamique de la dilatatio et de la purgatio de l'espace chrétien. Cluny prolonge ainsi sa vocation de laboratoire : champion de la territorialisation de la libertas ecclesiae, le centre monastique joue la partition de l'espace entre pôle positif, consacré, et pôle négatif, abandonné au diable. Avec les traductions spatiales que chacun perçoit (autel du sacrifice eucharistique, présence des reliques, délimitation d'une aire d'asile et d'un périmètre sacré pour les défunts), la lente " mise hors espace " des lieux de culte et la spiritualisation des biens ecclésiastiques indiquent la substitution d'un pouvoir enraciné dans une terre à celui tenu par une transmission de parenté. A la fin du XIIe siècle, la cause est entendue, et Eglise et église sont devenues des notions interchangeables. Incorporation et dilatation n'ont été possibles qu'au prix d'un durcissement net des contours de la Chrétienté rêvée par les moines.

Pierre le Vénérable mène une véritable guerre d'idées aux infidèles et, pour l'emporter, n'hésite pas à diaboliser l'adversaire. Originale, sa démarche le conduit à se frotter aux textes qui font autorité chez l'Autre. Talmud, Coran ou fables compilées qui fondent les vulgates hérétiques, tout est bon pour forger l'arsenal de réponses éprouvées nécessaire au prosélytisme, destiné autant à mordre sur les marges de la chrétienté qu'à rassurer les fidèles ébranlés par les déviances internes et les menaces extérieures. En précisant les contours de l'Autre, l'abbé participe pleinement à l'émergence d'une société d'intolérance. Exclure pour cerner son identité propre, déterminer un espace et un ordre où le chrétien se lit dans ce qu'il n'est pas : pécheur non repenti, suicidé, hérétique ou infidèle.

Le plus précieux de la démarche de Iogna-Prat tient à son humilité : conscient des dommages profonds provoqués par les erreurs de paralaxe et les impropriétés tolérées avec une confondante légèreté, l'historien voit l' " imaginaire du passé " - dont il craint la force des stéréotypes - " à l'oeuvre dans nos manières de penser les problèmes identitaires actuels. En prendre la mesure permet à celui qui se méfie des vérités toutes faites de dégager un peu d'autonomie et de liberté ". Même si l'on ne peut guère que " rebricoler " le legs de sociétés chrétiennes aussi lointaines, reconstituer l'origine des mécanismes qui ont conduit à rendre " l'homme étranger à l'homme ", en privilégiant prudemment la figure de la rémanence sur celle, plus fantasmatique, de la permanence, est plus qu'un enjeu de spécialiste : un challenge moral et politique que Dominique Iogna-Prat relève avec éclat.




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