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Meinungen und Urteile über Aurélien

Opinions et jugements sur Aurélien




Paul Claudel (1945)
C'est Jacques Rivière pour la première fois qui me parla de Louis Aragon. J'avais lu quelques pages de lui dans la N.R.F. et je ne les avais pas appréciées. "Est-il possible, me dit Jacques, que vous ne reconnaissiez pas les dons exceptionnels de ce garçon? Vous verrez! Ce sera un jour un de nos meilleurs écrivains." Je ne voyais pas.
Puis les années se succédèrent. Aragon figurait dans les "partis". Surréaliste, communiste, je ne sais quoi. Cela n'était pas fait pour lui gagner ma sympathie. De temps à autre je feuilletais un de ses livres. Non, aucun intérêt particulier. Un onagre quelconque.
Et alors survint cette guerre-ci. Et dans un des numéros de la N.R.F. qui précédèrent l'effondrement je lus les premiers vers de l'onagre. Surprise! à quoi d'une ligne à l'autre succédait peu à peu le ravissement! Non, ce choc au plexus solaire ne me trompait pas! Quelle joie plus rare et plus vive pour un vieil homme que la reconnaissance d'un nouveau talent, incontestable! Des vers qui ne faisaient rien pour solliciter notre attention, simplement ils avaient apparu, ils étaient là, ils n'avaient jamais cessé d'être là. Nous les attendions. Simplement l'accident qui les dérobait à notre connaissance avait disparu.
[...]
Mais aujourd'hui ce n'est pas de vers et de versification que je veux parler, mais de l'événement qu'est l'apparition du nouveau roman de Louis Aragon: Aurélien.
Un roman? Je dirais plutôt un poème. Le roman, c'est une confluence d'événements qui se poussent onde à onde et qui aboutissent finalement par une série d'engendrements successifs à une espèce de chronique, à une histoire. Le poème, c'est un thème qui comporte une correspondance de parties. Le thème une fois établi, les parties n'ont jamais cessé de concerter ensemble.
Le thème d'Aurélien, c'est un peu celui d'Hamlet. En pleine jeunesse, à l'époque où l'âme pétrit et façonne tous les éléments de son destin, voici un homme brûlé, comme une lampe par un courant trop fort, et qui ne sait plus que faire de lui-même. Pour Hamlet, le flambage, ç'a été l'apparition du spectre et la révélation du crime maternel. Pour Aurélien, ç'a été ces huit ans de service et de guerre. Les paroxysmes du combat, la présence continuelle de la mort, le long ennui de la caserne et de la tranchée, la résignation au destin, la suppression de l'initiative, l'éradication de l'avenir et le rétrécissement de la vision à l'immédiat, la mainmise du groupe, l'ascendant suppléant à tout de la camaraderie, tout cela, quand la paix survient, livre à la société un homme inadapté, opéré, si je peux dire, de sa raison d'être. Il ne lui reste plus qu'à faire la noce, à s'évader de la réalité par le chemin de l'agitation et de l'alcool, parmi les soins de créatures dont l'artifice ne sert qu'à explorer le néant. (Si l'on admet cette parenté d'Aurélien et de Hamlet, l'ouvrier Riquet pourrait être comparé à Fortimbras.)
Cet homme, Aragon a l'idée géniale de le planter comme un témoin transpercé à la proue d'une île, au fil de ce fleuve inépuisable qui traverse Paris. Épave consolidée au milieu de la dérive incessante! Tout s'écoule autour de lui, à droite comme à gauche, ses mains et ses yeux sont incapables de s'approprier rien de subsistant. Du fleuve fatidique émerge simplement un visage anonyme, une morte, L'Inconnue de la Seine, un masque aux yeux fermés qu'il a suspendu au mur de sa chambre.
Mais un jour les yeux se sont ouverts, et il les reconnaît peu à peu chez une femme vivante, elle aussi émergée, comme on dit, de la vie courante, qui le distingent et qui le regardent, hélas! et qui l'interrogent! Qui l'interrogent d'une question essentielle à laquelle il se découvre incapable de répondre. La scène centrale est ce déjeuner chez un bistrot de l'île Saint-Louis. Il y a conduit sa fée, mais bon gré, mal gré deux anciens compagnons d'armes l'y rencontrent et s'emparent de lui. Ah, l'amour d'une femme est peu de chose auprès de cette résurrection du drame suprême, auprès de cette poignante étreinte avec la mort qui peut toujours, il comprend! l'a désapproprié de la vie, auprès de ces heures où l'on donne tout! Un tout que l'on ne peut reprendre. Bérénice n'a devant elle qu'un fantôme.
Elle-même est à la dérive. Elle est L'Inconnue de la Seine. C'est en vain qu'elle cherche un point d'appui, quelque chose de persistant à quoi elle puisse s'amarrer. Le visage de la vivante avec ses gros yeux avides, sans cesse, le masque de l'élusif et de l'insaisissable, le masque fondant de la morte vient s'y substituer. Le peintre Zamora a essayé en vain de réaliser sur une toile ce complexe confus. C'est en vain qu'elle a demandé à l'amour le secret de l'unité.
J'attendais pour dénouement une espèce de noyade générale. Aragon a choisi un autre flux, la débâcle commençant de cette affreuse guerre. Les deux amants se retrouvent sous les ténèbres surplombantes de la déroute énorme qui va les engloutir. Ne se retrouvent que pour se constater définitivement l'un à l'autre inaccessibles. Bérénice, j'allais dire Ophélie, se dissout dans la nuit. "Nymphe, ne m'oublie pas dans tes prières."
Poème, Aurélien l'est non seulement par la composition, mais par le style. Je n'ai qu'une chose à en dire: c'est qu'Aragon parle vraiment le français comme sa langue naturelle et l'oreille se prête avec délice à cet idiome enchanteur. [...]
Mon cher Aragon, quel dommage qu'à deux reprises l'Académie française se soit montrée insensible à mes modestes ambitions! Avec quel plaisir j'aurais saisi la première occasion de vous donner ma voix!


Le 16 mai 1945, Maria van Rysselberghe raconte dans ses Cahiers de la Petite Dame (3. 1937-1945 = Cahiers André Gide 6. Paris: Gallimard, 1975, p. 355): "Pendant que Gide entretient Gallimard, je me plonge dans un nouveau journal Les Étoiles pour lire un article absurdement exagéré de Claudel sur Aragon à propos d'Aurélien."


Albert Béguin (1945)
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes..."
Le nouveau roman d'Aragon, Aurélien, commence par ces lignes, et continue ainsi pendant cinq cents pages serrées, sur ce même ton à la fois original, tellement "aragonesque", et si bizarrement composite, où il y a du monologue intérieur, de la désinvolture, et d'évidents souvenirs classiques. Je ne sais si tout le monde est sensible à la qualité de ces premières attaques, de cette mesure initiale, que dès Anicet Aragon a toujours si bien réussie. J'avoue qu'un tel début suffit à m'assurer que je lirai le livre jusqu'au bout. C'est, chose plus rare qu'on ne croit, un début musicalement juste, qui vous avertit que vous avez affaire à une langue qui "chante".
En effet, "ça chante" jusqu'au bout, et - je ne crois pas dire une énormité - cette prose, portée par une loi de perfection, donne un peu la même impression de durée poétique que la langue de Racine. [...] Et pourtant, quelle différence, en surface, entre la pureté uniforme de la diction racinienne, et ce style d'Aragon qui est fait de tous les styles, de toutes les traditions, de toutes les hardiesses, chargé de réminiscences sans rien perdre de son pouvoir de surprise. Il faut qu'il y ait un charme, un sortilège, pour qu'on ait ce sentiment d'entendre une voix continue, et continûment juste, alors que ses accents sont si disparates. On citerait cent fragments qui, isolés, passeraient pour "mal écrits", pour négligés et déplorablement familiers; dans le texte, à leur place, ils passent à merveille et s'accordent aux pages voisines, écrites comme écrivait Mme de Lafayette ou Benjamin Constant.
[...]
[...] Aurélien a bien d'autres mérites que ceux d'un art virtuose et d'une séduction souveraine. C'est un livre grave, et si le romancier se joue des difficultés, se prend au plaisir du jeu et y associe le lecteur, il ne joue pas avec ses personnages. Il s'amuse de bien des choses, mais pas du destin des hommes.
Le destin des hommes, dans les anciens romans d'Aragon, et même encore dans une partie des Voyageurs de l'Impériale, c'était surtout le destin des sociétés humaines. Elles n'étaient pas traitées avec beaucoup de ménagements dans ces oeuvres accusatrices; elles ne donnaient rien à l'homme de ce qu'il était en droit d'en attendre, ni la liberté, ni la justice, ni l'amour, Aragon peignait en caricaturiste un certain monde bourgeois d'entre 1880 et 1914, il le dénonçait et donnait à entendre que le bonheur de l'homme dépendait du renversement de ce faux ordre, de l'avènement des temps meilleurs. Cependant, trop bon romancier, ou trop poète, il en venait, de plus en plus, à évoquer certaine féerie de cette réalité qui demeurait pour lui parée des magies de l'enfance. Et surtout, il laissait monter en lui une autre science du coeur et une autre connaissance de la destinée; ce qu'il disait, c'était plus que l'infortune d'un temps ou l'imperfection d'une société particulière, c'était l'éternelle infortune, la plainte de toujours, la conscience d'une condition à jamais décevante. Au lieu de romans tendancieux, de livres à programmes, il se mettait à chanter l'un des grands lieux communs de toute poésie, à répéter qu'"il n'est d'amour que malheureux".
Aurélien, c'est le roman de ce malheur-là. Il présente des dizaines de personnages, des multitudes d'épisodes et de scènes. On parcourt Paris en tout sens, un Paris bien situé dans le temps d'entre-deux-guerres. On comprend sans peine que tant d'échecs, d'erreurs, de vies manquées sont les symptômes d'une décadence sociale, les conséquences d'une civilisation injuste et immorale. C'est le vide et la sécheresse de l'âge bourgeois qui jettent tous ces fantoches dans l'agitation stupide et basse, la frivolité, la veulerie. C'est l'égoïste solitude de gens sans générosité qui inspire les vaines inventions de pauvres anarchistes littéraires en lesquels on reconnaît les anciens amis d'Aragon. Sans doute, mais tout ce monde flétri ne représente guère que la figuration entourant le vrai drame, et une figuration dont il pourrait, à la rigueur, se passer, si amusante, si vivante soit-elle, et bien que l'auteur tienne à ne peindre ses vrais héros que dans leurs complexes rapports avec notre temps.
Le vrai drame, c'est, ligne droite à travers cette surabondante végétation, un drame à deux personnages et qui a tous les caractères du roman de tradition française, héritier de la tragédie classique. Aurélien aime Bérénice; Bérénice aime Aurélien. Mais Aurélien et Bérénice ne seront pas amants. Pourquoi? Parce qu'ils vivent dans un monde faux, selon les lois d'une société conventionnelle? Allons donc! Et pas davantage parce que Bérénice est mariée, ni pour aucune raison, sinon parce qu'ils sont Aurélien et Bérénice, parce qu'ils s'aiment et parce que l'amour est malheureux.
C'est l'histoire d'une fatalité intérieure, et c'est une histoire admirable, qui se déroule inexorablement, avec ce qu'il faut de hasards contraires et de fautes commises pour que rien, aucune explication simple ne suffise à rendre compte de la nécessité qui la précipite à l'échec. Il serait très insuffisant de dire que ce roman est par là d'une parfaite vérité pychologique et que l'éveil, l'épanouissement, puis la souffrance de l'amour sont suivis, chez les deux personnages, avec une clairvoyance et un sens des nuances dignes des plus grands peintres de la passion. Il y a mieux: il y a une très haute idée de l'amour, qui transfigure Aurélien et chez Bérénice s'accompagne d'une farouche exigence d'absolu. Il élève les êtres au-dessus d'eux-mêmes, survit à la séparation des amants, les accompagne sourdement dans leur existence retombée à la banalité, et après de longues années ne les rejoint que pour les faire mourir.
Aragon, poète de l'amour, romancier de l'amour, c'est bien là qu'est l'unité de son oeuvre, sa vérité ou sa chimère, sa souffrance et son humanité.

Pierre Daix (1994, pp. 410-412)
[...] Aurélien n'est assurément pas Louis. Du moins pas à lui seul. Louis a donné beaucoup de sa vie d'alors au jeune Paul. Il lui prête même d'être l'amant de Bérénice, déjà à Giverny, lui donnant ainsi déjà ce qui sera le rôle de Pierre Naville, plus tard. Paul Denis qu'Aragon fait mourir à Montmartre. [...] Aragon dispose de tous ses personnages pour brouiller les cartes du jeu de sa propre vie, mais, dans Aurélien, toutes les cartes de ce jeu sont bien sur table. Et celles distribuées sous le couvert de Paul ne sont pas les moins fortes. Bérénice, quand elle le quitte, ne lui dit-elle pas:
"Rappelle-toi que j'aime beaucoup ce que tu écris..."?
Et Paul devient par moments celui qui dit "Je" dans La Défense de l'infini, à cette différence près qu'il va, lui, au Cyrano: [...]
Paul, qui connaît la même rage que l'Aragon de 1923-1924 à lire un article contre Ménestrel - disons Breton: [...]
Et d'arranger dans sa tête une lettre d'insultes: [...]
Bien sûr, on casse ainsi le roman, on le désarticule. Ça n'est pas que je veuille y faire ressortir l'Aragon par lui-même, mais plutôt l'inverse: ce qu'Aragon a cherché à clarifier de lui-même, à comprendre, à refuser, à exorciser. À dominer. Il y a vraiment beaucoup de jalousie dans Aurélien, roman. Pourquoi a-t-il tant mis de lui-même dans ce Paul Denis qu'il tue, dans cet Aurélien, son adversaire, sinon son ennemi? Les règlements de comptes dans Aurélien ne sont pas ceux d'Aragon avec son propre passé. Il parle, pour la première fois depuis des années, avec une certaine tendresse des surréalistes. Le contre-monde existe sous une nouvelle forme. Le couple impossible dont il rejoue la donne perdante est fait de tous les couples qu'il a vécus; de tous ses amours au pluriel. Le roman a peut-être trahi Aragon. Je veux dire qu'il en dit peut-être plus long que son auteur, consciemment, ne l'a désiré. C'est le propre de la machinerie romanesque, d'entraîner le romancier plus loin et ailleurs qu'il avait prévu de s'en tenir.
Ainsi dans l'épilogue, au coeur de la défaite de 1940, Aurélien tombe-t-il des nues en découvrant que Bérénice, oui, sa "petite Bérénice de 1922", a recueilli un Républicain espagnol "après leur défaite". Et il veut tout de même lui dire, comme l'Aragon de jadis à Denise:
"Vous avez été ce qu'il y a eu de meilleur, de plus profond dans ma vie [...]. Vous êtes tout ce qui a jamais chanté dans ma vie..."
Mais revient l'Aurélien-Drieu, l'Aurélien politiquement Drieu:
"'Qu'est-ce qui vous fait vous intéresser, Bérénice, à ces Espagnols, à ces Rouges?' Elle n'eut pas l'air d'avoir cherché sa réponse qui vint avec rapidité: 'Leur malheur...', dit-elle, et cela le fâcha. 'Voyons, répliqua-t-il, le malheur de ceux qui ont tort n'est que justice... - C'est, dit-elle, ce que les Allemands aujourd'hui diraient du nôtre...' Il y eut un trou de silence dans cette dentelle noire qui les entourait. Puis la voix de Bérénice sembla remonter péniblement une berge escarpée: 'Il n'y a vraiment plus rien de commun entre vous et moi, mon cher Aurélien, plus rien, ne le comprenez-vous pas?'"
C'est soudain la vraie Bérénice, amie de Trotski, qui parle, et à Aragon, vrai stalinien. Quand il écrit ces lignes au plus fort de la terreur nazie qui déferle désormais sur toute la France, Aragon sait que les Rouges espagnols de Denise furent ceux que ses Rouges à lui ont accusés de trotskisme et persécutés sans trêve, torturés, assassinés. Sous la figure de ce qui dans Aurélien appartient à Drieu, Aragon laisse ici surgir le doute le plus terrible sur les crimes que son orthodoxie couvre du nom de justice, de lutte contre la 5e colonne, et ne voit-on pas percer ici le regret de ce qui le sépara de Breton au temps du suicide de Crevel, puis au temps des procès de Moscou? Le roman s'achève sur la remise en cause la plus complète de sa vie devenue politique à quoi Bérénice-Denise le conduit. Nous en verrons, comme je l'ai dit, la reprise en pire si possible dans Blanche ou l'oubli en 1967, dont le sujet même est cette remise en cause, Nostalgie du temps de la jeunesse où rien n'était encore fixé? Il fallait bien pour en sortir que Bérénice meure à la fin du roman comme Paul Denis en son milieu.
La grandeur d'Aurélien découle d'une crise surmontée, de la crise que le roman a peut-être contribué à surmonter. [...]



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