LOUIS ARAGON ONLINE

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Jean Dutourd sur Aragon

(1960)

Le père Aragon

[...]
Dans ce livre que voici [= l'anthologie Poésies], on entend tour à tour le léopard, la colombe, et bien d'autres chants, bien d'autres cris. C'est le panorama, arrêté à ce jour, du poète français le plus riche, le plus savant, le plus doué, le plus épanoui, le plus puissant dont la voix résonne quotidiennement à nos oreilles. Je ne borne d'ailleurs pas son excellence à notre pays. Je le crois unique dans le monde actuel; je ne lui vois point de pair. Je l'ai déjà écrit; je le répète. J'énumère à la file, et sans le moindre sentiment de disproportion, Villon, Corneille, Chénier, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Apollinaire, Aragon.
Aragon est un cas unique dans la poésie contemporaine: ce n'est pas un poète contemporain. Je veux dire qu'il apporte, pour animer des thèmes qui sont évidemment de notre temps et non d'un autre, un souffle, une générosité, qui n'ont leur équivalent qu'au XIXe, ou au XVIIe siècle ou encore au Moyen Âge. On s'étonne souvent de son goût pour Claudel. Ce goût, pourtant, est tout naturel. Aragon voit en Claudel beaucoup de choses qui sont en lui; il voit un poète du XVIe siècle; je crois enfin à une fraternité des grands ogres: ils s'aiment bien entre eux (et ils ont raison) en dépit de leurs opinions politiques.
La science poétique d'Aragon, elle non plus, n'est pas de notre époque, où le mouvement des arts est de tendre vers le primitivisme, et même au-delà: vers le néant. Aragon, au contraire, riche comme Crésus à vingt ans (mais forcément mauvais administrateur de ses richesses), a pénétré, au cours des quarante années consécutives, le secret des bons placements. Il possède aujourd'hui la liberté totale et la décision infaillible des Maîtres, ce qui veut dire, entre autres, qu'il ne se trompe pas, ou que ses erreurs mêmes sont fécondes, car ce sont des erreurs dues exclusivement à un excès de générosité. Ce poète qui fut surréaliste, puis réaliste ce qui l'amena à la poésie héroïque et à la poésie épique, nous offre, à travers ses transformations (ou plutôt son évolution), l'exemple rare et oublié d'une découverte et d'une application progressive des principes classiques les plus beaux, lesquels, comme on sait, et au rebours des esthétiques modernes, commandent de charger l'art de toutes les significations possibles.
Ennemi des mystères, comme le sont naturellement les grands artistes, Aragon a expliqué son art poétique dans de nombreux textes: préfaces, chroniques, articles [...]. Cet acharnement à s'expliquer est caractéristique des grands artistes, qui disent tout sur eux-mêmes, sans façons et sans peur, car ils savent bien que c'est inutilisable, que cela ne vaudrait que pour une personne possédant un génie non seulement égal, mais encore semblable au leur. [...] À partir d'un certain degré de talent, on peut tout dévoiler. La vérité, la sincérité ne nuisent qu'aux petits bricoleurs, aux inventeurs de banlieue, qui gardent soigneusement leurs recettes, crainte des contrefaçons. [...] Mais qui donc, avec les cinquante ou cent secrets qu'Aragon ne se lasse pas de crier à toutes les oreilles, saurait refaire de l'Aragon? Même les critiques et les universitaires, qui se penchent anxieusement sur les confessions des poètes, croyant y trouver une clef pour pénétrer dans leur art et dans leur âme, n'y comprennent rien. [...]
[...] J'entends ce chant dans toute la poésie d'Aragon. Cette poésie n'est pas une marqueterie de mots comme chez les innombrables versificateurs impuissants à chanter. C'est le bruit méprisé, le bruit surmonté. [...]
Le surréalisme, école sérieuse, par opposition aux écoles littéraires futiles de 1920, et au mauvais goût du temps, a été pour Aragon ce que les Beaux-Arts sont pour un vrai peintre. Autrement dit, afin que l'enseignement fût fécond, il fallait qu'il quittât cette école, et en claquant la porte, sous peine de sclérose. La virulence des préjugés d'avant-garde est aussi nocive que les poncifs académiques. Du reste, à la lumière des années écoulées et des oeuvres, il apparaît que le Surréalisme, ce n'était pas assez pour Aragon. Il l'a traversé comme un voyageur traverse une rivière. Cet homme-là n'était pas fait pour appartenir à un mouvement, pour se laisser enfermer dans une école. C'est un maître. C'était déjà un maître quand il débuta. Et les maîtres sont nécessairement solitaires, ou suivis de très loin par des imitateurs.
Aragon fut un jeune homme de feu. Il avait un grand appétit de vivre, de mettre son empreinte sur le monde. Il avait aussi sans doute quelques revanches à prendre sur son enfance. [...]
Lorsque je lis les poèmes qu'il écrivait à cette époque, lorsque je les lis avec ma sensibilité de lecteur, [...] j'ai deux idées qui ne se contredisent qu'en apparence. D'abord je me dis que j'ai affaire à un jeune fossoyeur, qui porte en terre avec un mélange d'allégresse et de mépris toutes les pensées qui existaient avant lui. Je vois quelqu'un qui ne respecte rien (sauf le langage). Quelle ascèse admirable! Se force-t-il, ou bien, au contraire, est-ce naturel? [...]
Mais la richesse de ses poèmes, leurs fortes images, leur signification, leurs discours, parfois leur perfection, me montrent qu'Aragon n'a rien abandonné de l'essentiel; qu'il a prospecté à sa façon le torrent aurifère du passé. [...]
Le chemin qui a mené Aragon du Surréalisme au réalisme puis à l'épopée, constitue un itinéraire poétique peu courant dans notre siècle, car il traverse des territoires de plus en plus vastes. On observe un tempérament puissant qui, parti de l'idéalisme et s'y asphyxiant progressivement, s'aperçoit enfin de la fécondité du monde réel, comprend qu'il y a en celui-ci une inspiration majeure et inépuisable, et qu'il ne saurait exister d'art durable en dehors de lui. [...] L'artiste s'aperçut qu'en abandonnant l'image, il avait trouvé le tableau, c'est-à-dire une masse d'images, et qu'en fermant la porte des rêves il avait ouvert celle du monde vivant, du vaste monde, plein de spectacles enfin merveilleux.
[...]
J'avais vingt-trois ans - c'était en 1943 - quand je lus pour la première fois un poème d'Aragon. [...] Ce poème d'Aragon, c'était Les Yeux d'Elsa. [...]
Que m'importait, à moi qui n'était pas communiste, que ce poète le fût? Il parlait de la France et de ses enfants irréductibles comme j'aurai voulu en parler moi-même. C'était la voix de Corneille et de Hugo qui retentissait de nouveau à nos oreilles déshabituées. [...]
[...]
Aragon, poète classique de ce Moyen Âge dans lequel nous sommes embourbés, a établi, pour son usage, une vaste théorie poétique [...].
[...] Il est toutefois un point sur lequel je voudrais revenir. Un génie puissant se nourrit avec abondance. Aragon a su nourrir son génie. Son appétit de lecture est insatiable, et cela se retrouve par-ci par-là dans son oeuvre. "Le génie égorge ceux qu'il pille", dit plaisamment Rivarol, songeant aux "emprunts" faits par Molière et Corneille à des devanciers moins grands qu'eux. Mais il est des cas aussi où le génie, tout en empruntant, ne pille ni n'égorge. Il s'agit d'une autre chose, que faute d'un meilleur mot j'appellerai la culture. Aragon a tout lu, et singulièrement les poètes. Il connaît comme personne le haut chant français; il en a suivi en connaisseur les modulations variées. Rien de ce que notre langue poétique renferme de beautés, concertées ou de hasard, ne lui est étranger. Sa tête contient des milliers de petites musiques françaises, qui forment une grande symphonie française dont il tire, de temps à autre, des mots ou des mélodies qu'il incorpore à ses propres partitions. La poésie est sa patrie, comme la musique était la patrie de Mozart, et il faut user de toutes les ressources de cette patrie pour la servir.
D'ailleurs Aragon est un bien trop grand artiste pour se contenter de pastiche ou de plagiat. Quelquefois un vers, chez lui, rappelle vaguement Apollinaire ou La Fontaine, mais ce n'est jamais rien de plus qu'un air de famille, quelque chose comme une façon de parler, une façon de penser, héritée d'un ancêtre. À noter aussi qu'Aragon ne s'attaque point aux petits promeneurs des lettres, faciles à égorger, mais aux géants. Pour saisir l'origine de telle mélodie aragonienne, qui n'est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre que telle mélodie de Racine ou de Du Bellay, il faut connaître soi-même pas mal de musiques. [...]
[...] Les grands artistes sont de bons ouvriers, des artisans savants et consciencieux, possesseurs d'un trésor de formes légué par les artisans du passé. Ils savent bien qu'un ne découvre pas le monde à chaque instant, que l'on vient à la suite d'une traditions précieuse, et que toute la civilisation est là. Les civilisations les plus brillantes ont la tradition la plus longue. Manet doit en savoir bien plus que Giotto pour être aussi grand que lui. Manet n'imite-t-il pas Goya? La question est tranchée.
[...] Dira-t-on un jour [...] "le père Aragon"? Je le croirais volontiers, car ce poète de son temps et de ses circonstances n'est pas un poète d'aujourd'hui. Il est de la race des poètes de tous les temps. De la race des pères de la poésie.

Jean Dutourd, 1960





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