Was ist neu in dieser Ausgabe? - Quoi de neuf dans cette édition? | Das Werk - L'oeuvre | Biographie | Bibliographie | Informations | Maison Elsa Triolet - Aragon | Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet | Forum | Des critiques sur Aragon | Fragen und Antworten - Questions et réponses | Der Autor dieser Site - L'auteur de ce site |

Meinungen und Urteile über Le Roman inachevé

Opinions et jugements sur Le Roman inachevé


Alain Bosquet (1957)
Intituler un recueil de poèmes Le Roman inachevé, c'est en réduire, à première vue, la portée. Quoi, une manière de journal mis en vers, abandonné, repris, négligemment conduit selon les caprices d'une inspiration intermittente? Aragon n'en est pas à sa première insolence, ni à sa première habileté. Le sens ancien de "roman" devrait donner à ce livre pesant la garantie d'une trame ou, pour le moins, d'une unité; le sens moderne, lui valoir un public qui affectionne la prose et, à la rigueur, quelques braves alexandrins où il puisse la retrouver. On voit l'ambition: une fidélité à soi aux yeux des intellectuels; une fidélité à autrui aux yeux de la collectivité. "Inachevé", ajoute Aragon. C'est nous promettre davantage: merci. C'est promettre de se relire, à l'occasion, et de corriger, d'élaguer, de supprimer: on n'oserait en espérer tant.
Qu'Aragon soit un de nos plus grands poètes en prose rimée, nul ne le conteste sans prendre ses précautions. Qu'il ait le front d'imposer à ses lecteurs les pages les plus hâtives, les plus plates, les plus insipides, les plus ostentatoirement niaises qu'on ait écrites depuis François Coppée, on ne refuse de le reconnaître que dans certains milieux. À lire ces deux cent cinquante pages, on se demande le genre de respect où Aragon peut tenir ses admirateurs, pour leur jeter ainsi à la figure ce tissu de banalités et de maladresses. Est-ce que vraiment, Aragon, votre public ne mérite que ces pauvres restes d'Aragon?
[...]
Ce "passant embourbé dans l'époque" aime les superlatifs. Faisons-lui plaisir. Réduit à cinq poèmes: "Le téméraire", "Après l'amour", "Et le roman s'achève de lui-même", "Comme il a vite entre les doigts passé" et "J'aurais voulu parler de cela sans image", ce nouveau recueil aurait pu être le chef-d'oeuvre d'Aragon. Mais six mille vers inutiles, c'est trop pour un seul livre, même "inachevé".

Hubert Juin (1957)
Un homme qui, choisissant son Parti, a choisi le silence; qui a fait sienne une conception du langage reposant uniquement sur le mot considéré comme mot d'ordre; qui a sacrifié son intelligence aux impératifs les plus discutables (toujours) et les plus odieux (souvent), - cet homme soudainement fait un retour sur soi, contemple sa vie derrière lui, avec le grand brasier surréaliste, Paris insolite, le merveilleux; tente de se donner raison; déchire d'aveux et de larmes la matière vive de son poème; puis, lorsque le livre s'achève, tire le silence à nouveau, comme un voile, sur tout ce qu'il vient d'écrire. Mais il sait que ce livre sera mal compris. Il a raison: les uns y verront toujours les mêmes mots d'ordre; les autres en profiteront, assez lâchement il faut dire, pour piétiner le poète et pour mieux injurier l'homme.
[...]
Qu'Aragon se rassure: il faut bien de la mauvaise foi pour ne pas comprendre ce livre. Il faut bien de la haine, et d'une espèce bien indigne, pour préférer, ici, l'insulte à la sévérité.
Dans cette solitude infernale qui est devenue la sienne, cet homme qui fut l'un des écrivains les plus brillants et les plus aigus de sa génération, est obligé de consentir dans un même mouvement à l'affadissement de la littérature et à une investigation angoissée de lui-même:
	Je me souviens
Qu'est-ce que cette vie fondée sans réserve sur un choix aussi discutable? Cette jeunesse détruite? Cet âge mûr sillonné d'insomnies [...], traversé d'angoisses [...] ?.
Le Roman Inachevé veut être une réponse, et, dans le même temps, un défi. Dans son projet, il est le livre d'un communiste. Dans son accomplissement, il est le livre d'un poète. Et ce poète ne sait pas mentir. Lorsque les impératifs du communiste surgissent, l'obligent à tronquer le fait poétique, le forcent à l'optimisme, le poète ment mal, et prend tout aussitôt sa revanche, laissant fuser un cri de douleur. Livre d'une tristesse presque insoutenable, où toute une vie s'illustre, se retrouve et se condamne!
Écrivant ce livre, Aragon découvre que le sens de sa vie n'est nulle part ailleurs que dans le fait d'écrire ce livre justement: il est sauvé par une oeuvre, mais cette oeuvre, il l'a durement payée. Sur le plan de la littérature, tout se passe comme si Aragon avait choisi le mensonge pour déchirer le mensonge par la vérité d'une oeuvre. Mais la littérature n'est pas la vie réelle: celle-ci continue, se fait chaque jour. Terminant son livre, Aragon ré-accepte son effroyable solitude et acquiesce, à nouveau, au mensonge.
[...] Le poète qui écrivait:
	Et le roman s'achève de lui-même
retrouve une vie d'òù le roman et, désormais, la poésie sont exclus. Il a fait de la présence du mensonge en lui, de cette blessure, une oeuvre de poésie. Le Roman Inachevé, c'est le désespoir qui est au coeur de "l'homme communiste". Mais il n'y a plus là désormais, dans cette acceptation forcenée du mal, de conflit qui puisse devenir langage, chant. Budapest a révélé l'univers moral. L'homme communiste doit tuer ce coeur qui est en lui, ou rejoindre l'humain. Ce livre cependant n'est pas la matière d'un procès que l'on pourrait faire à Aragon; c'est un procès qu'Aragon se fait à lui-même, et nul, ici, n'a le droit de se détourner, de se moquer, d'insulter.
Aragon a raison lorsqu'il nomme sa vie, et ce poème où toute sa vie se prend: "cette Passion". Il y a deux hommes dans ces vers: le Paysan de Paris et le Communiste, et l'un contemple l'autre avec pitié. Il y a l'homme jeune, qui suivait Rimbaud à la trace, qui s'enchantait de la découverte du monde, puis il y a l'homme mûr, l'homme vieillissant, qui dans sa solitude songe et finit par accepter l'erreur pour mieux nier les ravages qu'elle a faits en lui. Et ces deux hommes qui dialoguent, qui crient, qui tirent chacun à soi cette vie, veulent chacun donner tort à l'autre, veulent prouver chacun les vertus et la valeur de ce qu'ils furent et de ce qu'ils sont.
Si Le Roman Inachevé est une oeuvre courageuse, c'est principalement parce que ce dialogue put s'inscrire dans ce poème qui est l'un des plus beaux qu'ait écrits le poète Aragon.
[...]
Il sait, lui, l'homme vieillissant, que la jeunesse est un mensonge. Le Paysan de Paris? Certes, Paris est présent dans ce poème [...]. À l'autre bout du poème se dressent et guettent les tours du Kremlin. Pour que naisse Moscou, il faut que Paris cesse d'être celui du Paysan, que Paris soit dépouillé de son climat insolite, de sa chair véritable, de ses merveilles, de son âme, car le Paris du merveilleux, c'est encore et toujours celui qui réprouve "Moscou la gâteuse".
[...]
[...] Tant que l'homme vieillissant sera poète, dans son lyrisme, dans son langage, c'est l'homme jeune qui se fera entendre.
Et cela, malgré Aragon, acharné dans la seconde moitié de sa vie à vaincre celui qu'il fut dans la première moitié. Que n'a-t-il tenté? L'auteur d'Une vague de rêves a donné raison à Guerassimov contre les peintres de la tradition française et contre l'audace des peintres modernes. Ce barrésien a donné raison en tout et pour tout, inconditionnellement, aux Soviétiques. Ce lettré, cet intellectuel n'a pas une seule fois défendu la culture française contre les prétentions imbéciles du jdanovisme. Cet écrivain qui fut épris de liberté fut soudainement épris d'esclavage.
Mais la poésie, si on ne la tue pas définitivement, prend sa revanche. Voilà que soudainement c'est à lui-même que l'homme vieillissant donne tort, voici qu'il se révèle enfin, dans sa tristesse, dans son désespoir, dans sa lassitude et dans sa solitude [...].
Et c'est peut-être cet appel à la mort qui fait le véritable secret du Roman Inachevé. Ce ne sont pas, assurément, les mauvaises pages, d'un optimisme de commande, de cette Prose du Bonheur et d'Elsa, venant couronner le tout et tirer sur l'ensemble une sorte de credo quia absurdum stalinien.
Cette lassitude, avouée en une dizaine d'endroits du poème, est, aujourd'hui, la vérité d'Aragon. Ce qu'il a sacrifié valait mieux que ce à quoi il a sacrifié.
La bonté, "cette contrée énorme où tout se tait", combien souvent et avec quelle avidité j'imagine qu'Aragon y a pensé. Ce bonheur "qui est une idée neuve en Europe", avec quelle ferveur il a cru pouvoir l'offrir à l'homme, à tous les hommes. La justice, combien il en fut possédé au moment de Front Rouge! Mais bientôt la vérité est apparue, dans toute sa cruauté. Sinon le long des berges de la Seine, du moins dans ce Moscou de la vie quotidienne, dans la famille des Brick où Aragon allait souvent. Et l'écrivain français Aragon a choisi le silence soviétique. Il n'y a pas d'exemple dans nos lettres d'une telle attitude: ce mensonge-là est d'importation. Mais dans le temps même où il choisissait le silence, il choisissait le mensonge, car il acceptait d'approuver la politique culturelle - et toute la politique- des Soviétiques: il tendait aux Soviétiques, grâce aux Lettres Françaises, un miroir flatteur.
Où était le rêve de bonheur dans tous ces massacres? Que se passait-il dans le coeur d'Aragon? Il y avait sans doute cette lassitude qui déjà était née, s'installait dans cette âme; il y avait ensuite le virus de l'efficacité; il y avait enfin le consentement profond à la mythologie communiste. L'homme jeune semblait être bien mort. On chercherait vainement Anicet dans Les Communistes. Mais on ne tue jamais sa propre jeunesse. C'est elle qui finit par triompher, du moins par forcer l'homme vieillissant à couper tous les ponts, à accepter toutes les conséquences de son choix.
[...]
Mais ce poème n'est pas un exorcisme. La vie est là, avec ses périls, son choix fondamental, ce passé tissé de regrets, cet avenir qui ouvre sur la mort. On découvrira, plus tard, une vérité du communisme dans ce livre:
	Je déchire mon coeur de mes mains sans pitié
On verra que le communisme s'est voulu héroïque, mais que ceux-là même qui ont consenti à cet héroïsme y ont perdu jusqu'au sens de leur existence, jusqu'à la saveur de leur vie quotidienne. Il fallait être le grand poète qu'est Aragon pour oser un tel retour sur soi.
Bien entendu, lorsque le poème se termine tout rentre dans la norme, dans cette norme affreuse où il n'est plus question de croire mais de savoir, d'adhérer mais de se déléguer, de vérité mais d'efficacité, où il n'est plus question ni de bonheur ni de bonté: LE SILENCE... Cet univers glacé referme ses portes sur le poète qui avait réussi, le temps de ce livre, à lui échapper.
[...]
Mais le poème a raison contre l'homme, car cette vie pantelante et déchirée, voici que par le miracle du langage elle nous apparaît dans son déchirement même, se forme devant nous, - et ce livre à deux voix, une voix jeune, une voix vieille, fait tomber tous les masques. Cet Aragon que l'on injure après l'avoir craint, que l'on plaint après l'avoir admiré, dont on signale volontiers le machiavélisme, que l'on traîne dans la boue à plaisir, eh bien! c'est cela: un pauvre homme qui est un grand poète. Un homme, d'abord, avec toutes les faiblesses et toutes les fidélités de l'homme. Et un pauvre, sevré d'amitiés, tout replié dans son épouvantable solitude [...].
Un homme qui n'avait pour lui que son orgueil. Et cet orgueil, il ne l'a donné à partager à personne.

André Blanchet (1957)
Les Français sont-ils à ce point divisés qu'ils ne puissent plus lire que les poètes de leur parti? Aragon est un communiste. L'un des plus officiels. N'importe: son poème m'appartient. Je lirai Aragon comme je voudrais que les communistes lisent Péguy, par exemple. L'expérience d'un homme de quarante ans, c'est Péguy qui nous l'a fait connaître. Avec Aragon, c'est l'expérience d'un homme de soixante ans. Et certes, que le premier soit passé du socialisme au christianisme, le second du surréalisme au communisme, impossible de l'oublier. Eux-mêmes ne nous le pardonneraient pas. Un choix si grave marque à jamais leur visage le plus intérieur. Mais enfin, ce que nous demandons à un bagarreur qui se trouve être en même temps un poète, c'est de dominer un instant ses polémiques, et, d'où que soient venus les coups, de compter ses blessures, de nous dire comment la vie lui apparaît, et la mort, maintenant que, vainqueur ou non, il n'en est pas moins, comme tout le monde, un vaincu.
Mais qu'une telle confession puisse tomber en mains ennemies, Aragon le redoute.
[...]
Qu'il se rassure! Nous ne ferons pas payer de vieilles dettes au directeur des Lettres françaises, quand il se présente à nous comme un homme fourbu, harassé par la lutte quotidienne; quand cet homme "engagé" dans un harnais fort strict demande à se dégager un instant, pour respirer, pour se souvenir. [...]
Nous n'accablerons pas le journaliste dont le parti ne connaît, paraît-il, que des victoires, quand cet homme avoue, se parlant à lui-même: "Ton histoire est celle de tes défaites." Quand il se compare au "sanglier blessé", attendant "l'hallali", implorant le coup de grâce.
[...]
Écorché! il l'est de naissance. Tous les coups marquent cette fine fleur de bourgeoisie, cette sensitive. Son instinct a toujours ramené le romancier des "beaux quartiers" à la description des vies oisives s'écoulant dans la féerie de décors luxueux. Goût de la nuance avant toute chose, du détail qui scintille, des couleurs qui dansent et se marient, de l'arc-en-ciel au grand complet. Intelligence agile et déliée, un peu féminine en ce qu'elle vise surtout à étonner, à briller, à plaire. Parbleu! Plutôt que mêlé aux militants de base, plutôt que journaliste gagné par la hargne polémiste, comme Louis Aragon serait mieux à son aise en flâneur des deux rives, ou encore en gentilhomme campagnard guettant le gibier au bord d'un lac immémorial! [...]
Comment a-t-il pu s'engager dans la politique, dans ce manège où, sous le fouet, il tourne en rond depuis tant d'années? Comment ce "paysan de Paris", qui en connaît, qui en chérit toutes les pierres, peut-il tenir ses yeux rivés sur Moscou? [...] Toujours est-il qu'il était fait pour continuer la chanson française, cette chanson légère et tremblante, rieuse jusque dans les larmes, à la fois populaire et savante, qu'on n'a cessé d'entendre chez nous de Villon à Musset, de Charles d'Orléans à Apollinaire, à Max Jacob, à Cocteau, - et qui prend parfois des formes plus humbles, non moins délectables, comme Au pont du Nord ou Au clair de la lune. Tous les mètres, tous les genres, Aragon les pratique, de la fatrasie à la comptine, et de la complainte à la romance. Ce révolutionnaire prétend ne rien perdre du "sanglot organique et profond... dont chaque poète français est héritier". Jamais il ne fut plus inspiré que du temps de l'occupation allemande, quand tout un côté Péguy affleura en lui: désir de rapprocher les Français divisés ("celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas"), en remontant plus haut que leurs divisions. Dans notre pays une fois de plus humilié et saccagé, qui pouvait mieux figurer la pérennité et l'espoir que ce ménestrel de toujours reparaissant sur nos routes pour dire la captivité de Duguesclin et la mort de Jeanne d'Arc, les beaux noms de nos villages, la rose, la vigne et le clocher?
Las! ce temps est loin où, sorte d'aède national, Aragon se sentait "reconnu" partout. Renié aujourd'hui par la plupart, vieilli, durci, boucané par la lutte, le voici qui passe de nouveau sous nos fenêtres, chantant cette fois le "roman" de sa vie; - et son instrument n'est plus la guitare, mais, comme il dit, un vieil orgue de barbarie. Qui l'accueillera avec des pierres? "Allez, va-z-y la mécanique! Allez, va-z-y la mélodie"
[...]
Comme tant d'autres, comme Breton lui-même en ces années 30, la différence ne lui apparaît pas d'abord entre Rimbaud qui veut "changer la vie" (intérieure) et Marx qui promet de "changer le monde" (social), entre "la poésie par tous" de Lautréamont et le bonheur pour tous de la société sans classes. Dans les deux cas, chambardement du passé, négation des limites traditionnelles, grand soir; après quoi, des matins qui brillent... ou qui chantent, et l'avènement de l'Homme nouveau. En entrant au parti, Aragon croit donc rester fidèle au flamboyant espoir de ses belles années. Ce qu'il va renier, ce n'est pas le but, ce ne sont que les moyens du surréalisme. Ces derniers ont commencé à le décevoir. Décidément, la poésie n'est ni une écriture sainte, ni un sacrement. Elle laisse inchangés l'homme et le monde. Ce n'est pas elle qui fera descendre sur terre le Paradis. "Le chant ne remue pas les pierres", constate-t-il. "Il n'y a que de faux Orphées." Avec d'autres moyens, le communisme va tenir les promesses du surréalisme. Le miracle attendu exige une Grâce, une Révélation. La Grâce? Cherchons-la dans une communion avec le peuple: l'amitié surréaliste n'était qu'une chapelle d'initiés: la fête communiste sera l'efficacité bouleversante du cantique unanime, la chapelle élargie en cathédrale. Quant à la Révélation, ne se trouverait-elle pas dans ces livres de Marx et de Lénine, si déconcertants pour un raffiné, mais dont le double attrait est d'être, comme les produits obscurs de "l'écriture automatique", condamnés par le bourgeois et chargés de mystère?
[...]
A-t-il fait beaucoup de progrès, notre écolier poète, dans l'exégèse des "écritures" marxistes? Qu'importe! Il s'agit moins de science que de foi. Mais est-il téméraire de supposer que la foi et l'espérance elles-mêmes n'eussent pas suffi sans l'amour? L'amour d'Elsa. Car enfin d'autres surréalistes ont fait à la même époque les mêmes pas vers le communisme, puis se sont retirés soudain, horrifiés par la mécanique du parti. En 1924, dans un excès de zèle anti-communiste, Aragon avait raillé "Moscou la gâteuse", et "la misérable petite activité révolutionnaire qui s'est produite à notre Orient au cours de ces dernières années". Mes yeux, disait-il alors, sont fixés sur un point plus "lointain". Et puis voici qu'Elsa Triolet (belle-soeur de Maïakowski) entre dans sa vie, et l'étoile surréaliste ne se distingue plus de l'étoile communiste. La patrie d'Elsa prend pour Aragon les couleurs de l'amour, l'attrait d'un paradis. Reproches des anciens compagnons, rebuffades, "inhumanité" des nouveaux, Aragon avale tout, il avalera toutes les couleuvres, pour l'amour de l'amour.
[...] On ne crut pas d'abord à une conversion définitive. Aragon passait pour instable. "À quand le prochain bond? et pour où?", raillait Éluard. Mais justement la raillerie, qui ne cessera plus de le poursuivre, va fixer dans une attitude de défi un homme dont l'enfance fut humiliée. Pris au piège de sa susceptibilité, il va faire front de plus en plus. Inventé-je ce trait de son caractère? C'est lui qui nous le livre. [...]
[...] Non, l'étoile surréaliste n'est pas éteinte en lui. Peu soucieux, semble-t-il, d'une construction laborieuse, lente, technicienne du paradis rêvé, Aragon attend toujours pour demain, et avec la même impatience, la "merveille" annoncée par Apollinaire. C'est la révolte qui l'inspire, même quand il écrit "révolution". Ce n'est pas par le travail, c'est par le saccage pur et simple, par le feu mis au vieux monde, le feu de joie, que les fronts des humbles vont être relevés, leurs coeurs comblés, leurs yeux séchés et illuminés. En dépit des "commissions de contrôle", c'est bien l'espoir surréaliste que l'on reconnaît [...].
[...] Rire de l'espérance? Nous sommes les derniers, nous chrétiens, à pouvoir le faire. L'Apocalypse? elle nous appartient, étant écrite en paraphes de feu dans l'Évangile. Ce qui stupéfie, c'est qu'on puisse attendre de l'appareil communiste cette novation fulgurante, cet absolu du bonheur. Le colossal engrenage paraît si peu fait pour usiner rien de pareil! Aragon croit-il vraiment que, liquidés tous les dissentiments d'origine économique, les hommes ne connaîtraient plus ni conflits entre eux, ni souffrance intime? Laissons ce qu'il croit. Tenons-nous à ce qu'il écrit.
[...] O poète inconfusible! O prophète qui annonces ce que tu ignores, qui projettes sur le présent la lueur de l'avenir, qui déformes le réel ou même le nies, pour rester fidèle à ta vocation prophétique! À la longue, pourtant, il faut bien que les yeux s'ouvrent. L'écrivain officiel du parti confessera-t-il tout haut sa déception? Dans le Roman inachevé, il y a des "pages lacérées". Des lignes de points ont fait gloser. Censure du parti? C'est possible. Un poète qui accepte le bâillon est clairement déshonoré. Mais pourquoi se jeter sur l'explication la plus abjecte? Une autre paraît appelée par le contexte: l'homme chu de son rêve n'ose plus se regarder en face.
[...]
Ni le surréalisme ni le communisme ne sont armés pour assumer l'échec, pour faire fructifier la souffrance. Les défaites? Les humiliations? Mieux vaut ne pas toucher cette plaie. Mieux vaut se taire.
[...]
Un mot amer: "On ne meurt que lentement des blessures de l'utopie." Aragon se plaint de "l'interminable nuit". Où est l'aube spirituelle annoncée par Rimbaud et cette métamorphose que les jeunes fous du surréalisme croyaient imminente? [...]
Mais pourquoi soumettre à la "question" cet homme qui visiblement n'en peut plus, qui n'est que déception, plaie ouverte, souffrance crue? Qui donc, lisant les vers de Dante, s'émeut encore aux détails féroces de sa querelle avec Florence? Nous ne voyons plus qu'un homme exilé de partout: de son passé, de la vie, de lui-même. Grâce à quoi ce chant pur de l'exil devient le nôtre. Ainsi devons-nous lire Aragon poète, lors même que les allusions à l'actualité sont le plus claires. Parfois la douleur crève en lui à la manière d'un sanglot prolongé, comme une lamentation qui charrie tout dans son flot et cela même qu'il faudrait taire; et c'est alors une sorte de prose poétique qui rompt les formes reçues: rimes, rythmes,un peu comme un fleuve en crue noie ses rives.
[...]
Voilà donc ce qu'il grommelle entre ses dents, le gentil trouvère qui chantait autrefois comme on respire! Doublement étranger parmi nous, mendiant un peu d'affection, il passe, serrant dans sa besace les morceaux de son passé, ce pain durci. L'oeil pourtant reste farouche. Car chacun de ses pas fait devant lui lever la haine et en lui la rallume: cycle infernal des coups reçus, des coups rendus [...].
Dans la débâcle, au ciel dévasté, une étoile reste, une du moins, et c'est l'amour d'Elsa: un amour porté d'un coup au zénith, à l'absolu, et qui s'épanche ici en litanies, en cantiques, en professions d'obédience et de foi, en invocations effervescentes, dans un style quasi religieux qui rappelle l'"amour courtois". Elsa, c'est la Béatrice de Dante, la Laure de Pétrarque. "Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne." "Tu m'as retiré de la chair le désespoir comme une épine." "La vie est ton sillage... tout le reste est mirage." Ne nous moquons pas.
Ne nous moquons pas de ce couple, condamné à l'optimisme officiel, quand il s'avoue vieilli et réduit à lui-même, quand il a le courage de laisser percer une détresse simplement humaine, quand il mendie une pitié dont, au vrai, tout homme a besoin. Ne nous moquons pas de ce gentil garçon de chez nous fiérot, fantaisiste et un peu fol; l'un des mainteneurs, l'un des élus de l'éternelle chanson française quand, devenu le prisonnier d'un système d'airain, il revient vers nous, méconnaissable et nous suppliant de le reconnaître.
[...]
Le voici qui passe à nouveau sous ma fenêtre, avec, aux doigts, non plus le flûtiau, la viole ou l'ocarina, mais un vieil orgue de barbarie. [...]
Salut, Aragon, vieux Compagnon de la marjolaine!

Jean Tortel (1957)
[...] Bien sûr, derrière sa parole, on ne cesse d'entendre d'autres voix, une multitude assimilée, car en un sens, il est le poète du déjà dit. [...]
[...] Aragon s'impose. Non seulement par quelques strophes qui parviennent à la limite du chant anonyme et restaurent instantanément (si on se laisse prendre et il est impossible de se refuser) des valeurs affadies, une espèce de mussetisme et la primauté poétique du sentimental. Mais encore il s'impose par une action verbale dévorante, par un jeu à la fois conscient et involontaire, systématique et prodigieusement libre. Toréador sublime, le poète, qui n'oublie pas un instant de composer la perfection de ses gestes, met négligemment à mort une bête qui tend le cou. L'heure de vérité ne cesse de sonner (si bien qu'on risque de ne plus l'entendre).
Aragon nous provoque constamment, comme pour nous inviter à le suivre, quand il sait très bien que nous, on se casserait les reins à tenter ces exercices transcendants où il est impossible de le prendre en défaut. [...]
Des ombres se lèvent: et peut-être Le Roman Inachevé n'est-il que le concert de ces ombres. Mais elles sont aussi bien la mienne que la tienne: ce sont celles de notre temps. Ce poème est l'histore de quarante années, et pas seulement l'histoire d'un homme. La part d'échec qu'il contient, la part de désespoir, n'appartient pas seulement à Aragon, dont la véritable grandeur (pareille à celle de Hugo) est de dépasser sa cause personnelle pour la faire coïncider avec un destin commun. Ce n'est ni le glorifier, ni l'amoindrir que lui reconnaître cette situation exceptionnelle. De même que nous n'avons ni à glorifier, ni à rabaisser notre propre histoire; car s'il est difficile de trouver parmi nous quelqu'un qui ne se soit pas trompé, ou qui ne se soit pas laissé tromper, du moins les hommes de bonne volonté n'ont pas manqué et on peut être à la fois de bonne volonté et aveuglé. Mais à une voix responsable, qui se veut et se dit telle, qui ne supporte pas l'indifférence, et mal la contradiction, on ne saurait ôter une parcelle de la vérité qu'elle a proférée, pas plus qu'elle-même ne peut rester étrangère à ses erreurs. Impitoyablement lié à lui-même, Aragon reste à chaque instant au niveau exact de tout son triomphe et de tout son échec. Il l'a voulu ainsi, c'est lui qui se mesure et se désigne.
On n'insistera jamais trop sur la lucidité d'Aragon. Elle fait l'unité dramatique d'un livre qui semble composé de réminiscences éclatantes. Finalement, et en vertu même de la contradiction qui le soulève, et qu'Aragon abolit seulement dans l'amour, il ne ressemble à aucun autre. Son appel est à la fois une plainte et une affirmation, un cri de douleur et un acte de volonté. Chaque homme a sa façon à lui de se pencher sur son passé. À aucun moment Aragon ne se renie, ni ne s'abandonne. Il est las, et qui ne le serait, à sa place?
[...] Le communiste Aragon, le champion d'une esthétique, restent sous le regard de l'histoire, politique ou littéraire. Mais quand le poème appelle, on n'écoute que lui.

Étiemble (1966)
[...] Lorsqu'en 1927 je débarquai à Paris, petit faucon hagard, je découvris que, tyrannisés par Rimbaud, le Grand Jeu, le surréalisme, les garçons que j'admirais le plus méprisaient le chant, la chanson. Et dire que je ne savais que chanter! Comme tout le monde, je choisis donc Rimbaud et me stérilisai.
La poésie ne m'est rien qui ne chante pas. [...]
[...] au lieu de garder le jugement froid [à propos du Crève-coeur], je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre au Crève-Coeur, cette chanson. En ce temps-là, beaucoup de ceux mêmes qui l'admiraient détestaient en Louis Aragon le dévouement fanatique que son obéissance perinde ac cadaver lui commandait d'exercer contre les intellectuels du Parti, et les autres.
Et puis, en 1956, ce fut la surprise du Roman inachevé. Les mêmes dons que dans les chants du Crève-Coeur; un curieux mélange de prose, de vers libre, de vers traditionnels, de vers nouveaux mais versifiés, de strophes; les plus nobles: la rime tierce de l'Alighieri [...].
[...] Hé oui, imbéciles, la poésie française avant tout c'est le chant. Elle se moque de l'oeil, la poésie française. [...] Français qu'il se veut, Aragon, son poème jaillit naturellement des lèvres pour l'oreille. Oui, un peu partout ici je retrouvais le chant, un chant de défaite et d'amour [...]. Un chant presque toujours harmonieux, avec çà et là des longueurs, les facilités de la chanson, mais enfin un chant et des chansons [...].
[...] Vous tous en 1956 qui ne vouliez pas voir, en soixante même, vous en souvenez-vous? ce qu'il nous arrivait de déchiffrer dans "La Nuit de Moscou", eh bien, avouez maintenant, après La Mise à mort, avouez que vous aviez tort et qu'Aragon-aux-liens se déliait.

Wolfgang Babilas (1992)
La séparation méthodologique à laquelle j'entends m'en tenir, du moi-je, personnage du poème, sujet de ma communication, et d'Aragon, être humain historique [...], est suggérée aussi par le fait qu'en tant qu'individu étranger à l'intimité d'un autre individu dont je n'ai même pas partagé la vie quotidienne, je ne me sens guère capable de vérifier l'exactitude autobiographique de la plupart des affirmations que le récitant fait sur soi-même. Qui me dit d'ailleurs qu'Aragon ait vraiment voulu composer un portrait fidèle de sa personnalité ou qu'il ait réussi, au cas où telle avait été son intention, à se peindre en pleine conformité avec la réalité? Mais de quelle nature serait cette réalité? Ne serait-ce pas toujours une réalité subjective, pour l'essentiel inaccessible à une vérification objective? On connaît le scepticisme fondamental qu'Aragon lui-même porte, du moins à partir d'une certaine époque, à l'historiographie comme à l'autobiographie à cause justement de la difficulté, sinon de l'impossibilité qu'il y a, selon lui, d'écrire une histoire complètement véridique, fût-ce celle de sa propre vie. C'est pour souligner le caractère mi-autobiographique, mi-fictionnel de son poème qu'il lui donne le titre métaphorique Le Roman inachevé, titre qui prépare le lecteur qui s'attendrait à lire l'histoire fidèle d'une vie réelle, à se voir confronté avec des lacunes, des trous de mémoire, des interpretations et des réinterprétations qui brouillent les frontières entre les faits biographiques réels et les faits imaginés. Même si nous supposons que le récitant est Aragon lui-même, celui-ci désigne le rapport qui existe entre soi-même et l'objet de ses souvenirs par des termes qui laissent finalement ouverte la question de l'identité: à côté d'expressions comme "l'ancienne image de moi-même", "Ce pauvre petit mon pareil", "Mon double" etc., on trouve des formules comme "Mon autre au loin ma mascarade" [...] et surtout "ô toi qui me ressembles" [...] qui n'exprime pas forcément une identité complète. [...]



Zurück zu Louis Aragon - Le Roman inachevé
Retour à Louis Aragon - Le Roman inachevé

Letzte Änderung - Dernière mise à jour: 29.06.97

Copyright © 1997-2001 by Wolfgang Babilas
babilas@uni-muenster.de

This document was created with HomeSite 2.5