[...] Dès 1931, Aragon prend la peine d'expliquer, dans Les Écrivains dans les soviets s'il vous plaît, qu'il faut "se garder de la phrase révolutionnaire, de la phrase gauche, cette maladie dangereuse dont a souffert particulièrement le mouvement ouvrier français", de "cette surenchère à la réalité révolutionnaire qui n'est pas sans comique".
On voit qu'Aragon ne cesse de s'interroger sur ce qu'il fait, c'est-à-dire sur ce qu'il écrit, ce qui lui évitera toujours d'avoir à manger son chapeau. Aucune trace de phrase gauche dans Les Beaux Quartiers et Les Voyageurs de l'impériale. Aucune tache de propagande (de même qu'il n'y a aucune tache d'antisémitisme dans Le Voyage de Céline). Le romancier crée une machine à explorer le monde réel, comme il inventera plus tard, au moment de Blanche ou l'Oubli, une machine à explorer le roman. Il manifeste dans ses deux livres une singulière connaissance des âmes, une science de la société, de son "petit hexagone", et une virtuosité sans pareille dans l'art et la manière de s'emparer du mouvement de la vie - souvenirs, naufrages, forces de la pensée et du coeur, liberté, absurdité, élans perdus, respiration de l'Histoire - sans pourtant se priver du plaisir de "fixer des secrets" de son histoire personnelle.
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Aragon savait qu'il n'y a pas de couronnes innocentes. Sa couronne fit parfois de sa vie un terrible voyage, mais, contrairement à Sartre, Aragon avait toujours beaucoup appris, ou plutôt beaucoup désappris, et il trouva toujours dans le miroir des mots la force, le coeur et le sang, de donner à ses livres la couleur des songes.
Daniel Rondeau: "Aragon, songes et mensonges", L'Express, 24.02.2000
22.03.2000 |