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Wolfgang Babilas

"Santa Espina"
Un poème du Crève-coeur



Introduction

Pour comprendre le poème "Santa Espina", écrit au mois de mars 1940 et publié, en avril 1941, dans Le Crève-coeur, il faut d'abord savoir que "La Santa Espina" est le titre d'une pièce catalane à musique et chansons en trois actes créée à Barcelone le 19 janvier 1907. Les paroles sont d'Angel Guimerà (1849-1924), la musique est d'Enric Morera (1870-1942). La pièce connut à son époque plus de cent représentations. "La sardane du troisième acte s'isola et devint une sardane des plus populaires grâce au fait que Morera avait su faire se confondre l'idiome catalan avec les thèmes musicaux traditionnels." Après la Guerre civile espagnole (1936-1939) l'interprétation en fut interdite, parce que, dans le peuple, la chanson était considérée "comme un hymne national catalan". (Note 2)
Il faut connaître en outre la relation qu'Aragon entretint avec cette chanson: l'ayant connue pendant la Guerre civile espagnole d'une manière très personnelle, elle représentait pour lui la résistance antifranquiste; de plus, elle lui montrait qu'une chanson apparemment anodine pouvait susciter chez le public des sentiments de résistance politique. C'est cette expérience qu'il veut transmettre à d'autres poètes, à des poètes cette fois français. Dans ce sens, c'est le premier poème "poétologique" d'Aragon qui prépare la poésie de Résistance. C'est sous cet angle de vue qu'il est à lire. Il faut d'ailleurs se rendre compte qu'Aragon composa ce poème déjà pendant la "drôle de guerre", c'est-à-dire avant l'occupation allemande de la France. Il est à peu près contemporain de son essai "La rime en 1940" qu'il reprendra également dans Le Crève-coeur.

Aragon sur la "cobla" und sur Santa Espina":

Aragon s'est exprimé à plusieurs reprises sur les circonstances dans lesquelles il a connu la "Santa Espina" catalane et la cobla qui jouait sa mélodie en France.:

In Les Yeux et la mémoire (1954, p. 189):

[...]
L'auteur s'était toujours souvenu de la sonorité que conféraient ces instruments [= ceux des "coblas" catalanes] à la musique de Déodat de Séverac, qu'il avait entendue au Théâtre des Champs-Élysées, quand il avait onze ou douze ans [= 1908/09 ou 1909/10]; il l'avait retrouvée avec une grande émotion, lors de la venue à Paris, dans l'hiver de 1936-1937, de la Cobla de Barcelone, qu'il présenta lui-même à Paris, et dans diverses villes de province. Un poème du Crève-Coeur (Santa Espina) en fut plus tard l'écho. Il se trouva, en 1942 je crois, qu'un conférencier français, avec la garantie de Vichy, fit applaudir ce poème à Barcelone et à Madrid, sous le régime de Franco.

"Salut à Monique et Lino", dans 17 chansons de: Aragon (1970), L'OEuvre poétique, 2e éd., tome VII, livre XV, p. 561-562

[...] et encore la dernière chanson, si grave [= "Santa Espina"], qui est du Crève-coeur (1940) où grâce au musicien, à sa façon d'effacer et reprendre sa musique dans le récitatif presque parlé de Monique [Morelli], renaît la tradition inoubliable des jours de la guerre d'Espagne, sur le thème de cette Santa Espina l'hymne sacré, clandestin des Catalans qu'on écoutait debout jadis t'en souviens-tu....
Oh, je n'y résiste pas. J'avais écrit cela dans les heures sombres où tout semblait perdu, et dans le pays de la Santa Espina, et dans notre pays. Que se passait-il là-bas, par derrière les Pyrénées? La France isolée, nous ne savions plus rien du monde extérieur. Et puis voilà qu'un jour je reçois une carte d'Espagne... Elle était du chef de cette Cobla de Barcelone qu'au temps de leur guerre j'avais accompagné à travers la France à Grenoble, à Nice, un peu partout et qui nous avait enseigné cette chanson-là et les Segadores, les airs de sa patrie. Dans la nuit de l'occupation, il m'écrivait ayant eu étrangement de mes nouvelles.
Le fils d'un ministre de Pétain avait, sans méfiance, été envoyé par Vichy en Espagne faire une tournée de conférences sur la poésie: or, à Barcelone, à Madrid et ailleurs, était-ce contre-bande ou innocence de son coeur? ce jeune homme lisait Santa Espina, je veux dire mon poème et partout, quelle que fût la composition de la salle, le public s'était mis debout. Cela devait déplaire aux autorités... mais par égard pour le Maréchal, hein?... Ainsi mon correspondant avait appris que j'étais toujours de ce monde, et le conférencier lui ayant conseillé de m'écrire à Poésie 42, la revue de Pierre Seghers en Avignon, il me donnait ce signe des survivants de nouvelles catacombes.
Aussi bien le chant de la Saint-Épine, prend-il appui sur la tradition chrétienne, légende ou histoire du Christ aux pentes de Golgotha. On imagine comment, à Nice, en ce temps-là vint nous trouver ce mot de l'Espagne souterraine, d'une extraordinaire fraternité impossible à étouffer.

"L'année terrible dans le miroir généralement appelé Chronologie" (L'OEuvre poétique, 2e éd., tome III, livre VII, p. 298-299) (1977)

[...]
Et il y a des pays où l'hiver commence en automne. À partir de quand, octobre ou novembre [1936], faisait-il sacrément froid dans la prison de Moscou où Vitali Primakov [= le mari de Lili Brik et donc le beau-frère d'Elsa Triolet] attendait depuis des mois de connaître son destin... Novembre, à notre retour d'Espagne nous avions eu en France la visite de la Cobla de Barcelone que j'ai accompagnée de Lille à Nice... et avant d'en venir là, pour qu'on y comprenne quelque chose, il m'aurait fallu montrer les passions mouvantes qui se sont, depuis juillet [1936], emparées peu à peu du peuple de chez nous comme de notre intelligence. En ce temps où se développe la floraison extraordinaire de la poésie espagnole, la passion ardente que celle-ci traduit. Par exemple, avec les poèmes qui entourent d'une lumière de feu la mort de Federico Garcia Lorca, fusillé à Grenade au début même de l'insurrection franquiste, dans le plein four de l'été... [...]

"Le chant" (L'OEuvre poétique, 2e éd., tome III, livre VII, p. 347-348) (1977)

[...]
Est-ce qu'il ne faut pas signaler particulièrement comment dans cette période Tristan Tzara, le fondateur du Dadaïsme, écrit et publie sur l'Espagne des poèmes parmi les plus beaux qu'il ait jamais faits... et comment la Cobla de Barcelone, soutenue par nos Maisons de la Culture, est accueillie à Paris et dans les villes du Nord comme dans celles du Midi, où chaque fois qu'éclate la Santa Espina, c'est comme le coeur de la France qui répond à ce chant catalan, que je devais reprendre pour thème deux ans plus tard, aux jours de la "Drôle de guerre", dans un poème qu'on retrouvera en 1941 dans Le Crève-Coeur, paru à Paris aux jours hitlériens... ainsi mêlant nos tragédies et nos périls. Ah, je les reprendrais bien ici ces vers miens qui mirent tout ce temps à mûrir et à paraître! [...]
Je l'ai accompagnée, cette compagnie de musique et de flammes, dans sa randonnée des Flandres, à Lille où une filiale de notre Maison de la Culture lui fit un triomphe en novembre, comme plus tard dans le Midi où Nice entière retentit de son chant... Ainsi, entre ces musiciens, ces chanteurs et nous, se tressèrent des liens que même le triomphe de Franco ne put desserrer, comme on le verra plus tard, et j'y reviendrai.
(Note 4)

À propos du texte

Toutes les éditions imprimées du Crève-coeur contiennent deux mots qui ne correspondent pas à la leçon du manuscrit d'Aragon conservé au CNRS. Les mots manuscrits sont d'ailleurs tracés par le poète d'une manière si lisible qu'ils ne peuvent être mis en question. Il y a pourtant lieu de distinguer les deux cas.
Au v. 11, on lit dans le texte imprimé: Quand l'enfance pleurait et dans les catacombes. La leçon du manuscrit est pourtant la suivante: Quand l'Espagne pleurait et dans les catacombes. Or, cette altération du texte remonte à la volonté d'Aragon lui-même. Le 10 octobre 1940, il demande à Jean Paulhan en vue de la publication du Crève-coeur: "Voulez-vous dans le poème SANTA ESPINA, de mon manuscrit, noircir pour qu'on ne le reconnaisse plus le mot Espagne et le remplacer par enfance
Quand l'enfance pleurait et dans les catacombes devient le vers.
" (Note 5)
Le deuxième cas semble être d'une autre nature. La leçon qu'on trouve dans le texte imprimé - Qui saurait aujourd'hui rénover ta romance - est très probablement une faute de lecture de la part du typographe responsable. La leçon du manuscrit est: Qui saurait aujourd'hui renouer ta romance
Je remercie Jean Ristat de m'avoir donné accès au manuscrit d'Aragon.

Division du poème "Santa Espina"

Le poème peut être divisé en trois parties de longueur inégale:

  • Première partie: str. 1-5: Le locuteur lyrique se souvient de la chanson "Santa Espina", évoque les impressions qui furent les siennes au moment où il l'écoutait, et décrit l'impact qu'elle exerçait sur les auditeurs d'alors.

  • Deuxième partie: str. 6: Le locuteur lyrique dépeint le présent plutôt triste.

  • Troisième partie: str. 7-9: Le locuteur lyrique appelle à une nouvelle poésie française qui, de caractère national, sache changer la situation actuelle.

Première strophe

La première strophe (= str. 1) évoque et traduit quelques souvenirs du poète. Celui-ci rappelle le fort effet émotionnel déclenché jadis par la chanson "Santa Espina" chez les auditeurs et chez lui-même: battements de coeur, excitation, désir d'agir. La chanson transmit aux auditeurs le sentiment de comprendre le monde.
La structure phonique de la strophe est fortement dominée et, par là, unifiée par la répétition de la consonne s d'une part et, d'autre part, de la voyelle nasale a ou la combinaison des deux sons:
Vs. 1: souviens - entendre
Vs. 2: sans - sang (jeu avec l'homonymie)
Vs. 3: Sans - sous - cendre
Vs. 4: savait - enfin - ciel.
Les vers 2 et 3 présentent le chiasme coeur - feu - feu - coeur, et les deux mots placés à la césure de ces deux vers forment une rime intérieure: battît - reprît. La césure se trouve d'ailleurs dans tous les vers après la sixième syllabe, ce qui confère une structure symétrique aux quatre vers de la strophe.

Deuxième strophe

Les deux premiers vers comparent la chanson écoutée (l'air "Santa Espina") à l'air de la haute mer et au cri des oiseaux migrateurs. Les deux images symbolisent évidemment la liberté. Les vers 7 et 8 évoquent de nouveau la force émotionnelle de la chanson. Elle-même un sanglot, elle provoque des sanglots, des larmes chez les auditeurs. Ces pleurs sont considérées comme la revanche de sel des mers, - sel des mers étant employé comme metonymie pour "larmes" (puisque le sel est ce qui est commun à l'eau de la mer et aux larmes des hommes). De même que le sel est la revanche que la mer prend sur ses dompteurs, c'est-à-dire les hommes qui se sont faits maîtres des mers (le sel étant vu ici comme l'ennemi des hommes puisqu'il les empêche d'exploiter l'eau de la mer comme source alimentaire), le sel des auditeurs, leurs larmes, constituent une sorte d'opposition émotionnelle dirigée contre leurs dompteurs franquistes. Toute cette strophe est marquée par l'isotopie de la mer qui crée une relation entre l'air du large, les oiseaux migrateurs qui survolent les mers, et le sanglot de l'air qui, grâce au sel, participe de l'eau de mer. L'homophonie et l'homographie du mot air soulignent la ressemblance entre la chanson (l'air) et l'air de la mer (l'air du large).

Troisième strophe

La troisième strophe indique le temps et le lieu où cette chanson fut chantée ou plutôt sifflée (v. 9): pendant la Guerre civile espagnole. C'était un temps de ténèbres (vv. 7 et 8), une époque dépourvue d'hommes qui, à l'égal des chevaliers errants des romans de chevalerie espagnols, auraient pu rendre justice aux faibles et opprimés, victimes des puissants. Toute l'Espagne était à souffrir (Quand l'Espagne pleurait, selon la leçon originale); "des enfants qui pleurent" n'est pas seulement un cliché sentimental archi-connu, mais réduit les victimes à une seule catégorie de la population (celle qui serait le moins apte à se soulever) et enlève au vers sa hauteur métaphorique pour le faire verser dans la banale littéralité . Dans la clandestinité (les catacombes) on forge des projets d'attentat contre les chefs de la dictature, du moins on y rêve (vv. 11-12). On ne peut que s'étonner de voir que de tels vers subversifs pouvaient paraître légalement et ouvertement dans le Paris occupé de 1941! Retenons qu'avec les catacombes le poète suggère évidemment une ressemblance entre les Espagnols persécutés, les Républicains, et les chrétiens persécutés des premiers siècles de notre ère. C'est la première fois que, dans ce poème, apparaît l'imagerie chrétienne. Nous y reviendrons.
Ajoutons que dans les vers 9/11, Aragon fait emploi, pour la première et dernière fois dans ce poème, de la soi-disante "rime enjambée": il y a, en effet, rime entre l'ombre (v. 9) et catacombes - R[êvait] (où c'est l'"R" initial du vers suivant qui complète la rime). C'est un des élargissements de la versification préconisés par Aragon dans son essai "La rime en 1940", écrit à peu près au même moment que le poème, en vue d'un enrichissement de la prosodie française.

Quatrième strophe

La quatrième strophe se prête, à mon avis, à deux interprétations au moins. Tout dépend de la réponse qu'on donne à la question de savoir à quoi se réfère le pronom personnel Il (v. 13).
D'après la première hypothèse d'interprétation, Il fait référence au terme l'air(= chanson) mis en relief, dans les strophes précédentes, par cinq apparitions. Si c'est le cas, les vv. 13-14 ont pour objet le titre de la chanson: "Santa Espina". Selon cette hypothèse, le poète rappelle que le titre de la chanson (son nom), c'est-à dire "Santa Espina", signifie la couronne d'épines du Christ, cet instrument du martyre d'un Dieu qui nous est connu par les évangélistes. (Note 6) Elle fait couler des gouttes de sang - appelées métaphoriquement larmes de couleur, ce qui renvoie aux larmes de l'Espagne (v. 11) - du front de Jésus (vv. 13-14). Cette image forme le fond pour ce qui suit dans les vv. 15-16: le chant (mot qui remplace l'air employé jusqu'ici) "Santa Espina" a pénétré dans la chair des auditeurs - comme la couronne d'épines, serait-on enclin à ajouter, mais une telle comparaison explicite et attendue est remplacée, par surprise, par une comparaison explicite puisée dans une imagerie tout à fait différente: le chant est fixé dans la chair des auditeurs comme une barque ancrée ou comme l'ancre d'une barque l'est dans le sol du lac (Vs. 15). C'est pourquoi chaque représentation de la "Sainte Épine" renouvelait la douleur des auditeurs.
D'après la deuxième hypothèse d'interprétation, Il fait référence au terme peuple (v. 12), c'est-à-dire au nom masculin précédant immédiatement la quatrième strophe. Si l'on s'en tient à cette relation grammaticale, les vers de la quatrième strophe ont pour objet le peuple espagnol: Celui-ci porte la "Santa Espina" dans son nom dans ce sens que les mots "España", "Espagne", "espagnol" contiennent la suite phonique "esp", la même que contient également le mot "Espina". Ceci étant, le martyre du peuple espagnol serait déjà inscrit dans son nom, l'Espagne serait un second Jésus, et la chanson de la "Sainte Espine", ancrée dans la chair de l'Espagne, rouvrirait la blessure de son peuple chaque fois qu'on la chanterait. Les relations sémantiques sont soulignées par les répétitions de son (font - front, chant - chair, Ravivait - rouvrait).
Moi, je considère cette deuxième hypothèse, à cause de son caractère plus sophistiqué, pour la plus probable, mais une coexistence des deux hypothèses n'est nullement exclue; loin de se contredire, elles mènent finalement à un résultat très voisin.

Cinquième strophe

Dans la cinquième strophe il n'y a pas de doute que lui se réfère à un air, et pour éviter toute incertitude, le poète répète ce nom (À cet air, v. 18). Il semble cependant que la construction grammaticale du distique formé des vers 17 et 18 pose un problème: on peut se demander, en effet, à quoi se réfère l'expression fredonnant tous les mots interdits: à personne (v. 17) ou à cet air (v. 18). Le sens général des deux vers semble être clair: le poète veut certainement dire que le texte de la chanson (paroles - les mots) était interdit, mais qu'on pouvait fredonner la mélodie. À mon avis, fredonnant, ayant ici fonction de gérondif, renvoie à personne: aucun Espagnol n'eût osé chanter le texte; il se bornait à fredonner (à bouche fermée) la mélodie qui pourtant évoquait tous les mots interdits, interdits, mais connus de tout le monde. Je ne sais pas si cette affirmation correspondait tout à fait à la réalité historique; on pourrait s'étonner que le texte de la chanson fût interdit, mais la mélodie permise; n'était-ce pas la fonction politique globale qu'on attribuait à cette chanson ("hymne national catalan") que l'État de Franco ne voulait pas tolérer (mais que nos amis espagnols profitent d'Internet pour nous éclairer! je publierai ici leurs remarques...). Quoi qu'il en soit: pour Aragon, poète, la mélodie pouvait passer aux yeux des autorités, le texte pas.
Dans la deuxième moitié de la strophe on voit surgir une certaine ambivalence. Apostrophant brusquement l'Univers toujours affligé d'anciennes plaies - et le poète paraît étendre sa caractérisation au-delà des frontières de l'Espagne -, il affirme d'abord (poursuivant par là sa mise en valeur hyperbolique de la chanson) que "Santa Espina" avait été l'espoir de ce monde dévasté, ce qui ne peut que signifier que la chanson était le symbole de l'espoir qu'il y aurait un jour un monde meilleur, ou, tout au moins, un monde libéré du fascisme. Mais à cet aspect positif de la chanson, le poète en oppose un autre qui semble contenir une certaine critique de sa part. Cette chanson était aussi, comme il le dit, s'adressant toujours à l'Univers, tes quatre jeudis, c'est-à-dire le symbole d'un espoir illusoire, si l'on part du sens de l'expression "la semaine de quatre jeudis" ("Sankt-Nimmerleinstag" en allemand, note 7) qui signifie un "temps qui n'arrivera jamais" (note 8) ou, tout court, "jamais" (note 9) . On pourrait se poser la question de savoir ce qui, aux yeux du poète, serait mieux qu'une chanson, même porteuse d'espoir, et on pourrait penser à l'action.

Sixième strophe

Après avoir exposé ses souvenirs (str. 1-5), le poète retourne au temps présent qui est le temps dans lequel il s'adonne à l'acte de souvenance. Contrastant avec le passé évoqué qui, malgré tout, porte des valeurs positives et est porté par des émotions fortes, le temps présent ne dispose pas de chansons aussi déchirantes que "Santa Espina" (v. 21); si le poète cherche vainement dans le présent ses phrases déchirantes, cela ne veut pas dire qu'il a oublié les phrases de "Sainte Épine" et essaie de les retrouver, mais qu'il cherche en France des poèmes d'un caractère émotionnel analogue. Mais la France n'est pas l'Espagne: si l'on fait aujourd'hui montre d'émotion, celle-ci est factice et artificielle (v. 22). Si l'on se souvient d'une chanson comme "Santa Espina" (au souvenir de ...), on se rend compte de ce qui manque en France: une poésie authentique (eaux murmurantes) et populaire représentée ici par le jeu en commun de plusieurs instruments de musique typiques de la cobla catalane - comme le sont les ténoras (vv. 23-24) (Note 10) . Ce qui manque maintenant, en France, c'est L'appel de source en source, c'est la spontanéité qui se communique d'un joueur à l'autre, d'un poète à l'autre. Les poètes français - on l'apprendra au v. 28 - ont perdu leur voix.

Septième strophe

Si la sixième strophe était une mise au point plutôt désabusée de la situation actuelle en France, la septième strophe, inaugurant la troisième partie du poème, apporte un accent différent: le locuteur lyrique lance l'appel qu'un poète français surgisse dont l'oeuvre puisse reprendre dans le présent (aujourd'hui) le rôle joué jadis en Espagne par une chanson comme "Santa Espina". Choisissant d'abord la figure rhétorique de l'apostrophe - il s'adresse par deux fois à la chanson Sainte Épine elle-même, imprimant par là à son langage un ton encore plus solennel -, il exprime le souhait urgent qu'elle recommence, c'est-à-dire qu'elle soit "recréée" sous la forme d'une poésie française tenant compte des circonstances actuelles françaises. Il faudrait que ce soit une poésie qu'on reçoit avec le même respect avec lequel on a écouté la chanson espagnole (v. 26). "La Santa Espina" est le "typos" qui demande un "antitypos" français.
Les vers 27-28 expliquent plus en détail la tâche du poète français que le locuteur lyrique appelle de ses voeux: il lui incombe de renouer une poésie nationale (désignée ici, pour rappeler l'ambiance espagnole, mais aussi pour évoquer l'héroïsme ancien, par romance), donc une poésie qui remplisse la fonction d'exprimer et de constituer une identité nationale en opposition avec le pouvoir politique en place. Ce poète nouveau entraînera d'autres poètes à ouvrir leurs bouches. Évoquant, de nouveau, le contexte de la musique catalane, le locuteur lyrique désigne ces autres poètes, actuellement encore muets, par la métaphore bois chanteurs, allusion à ces "bois" que sont les ténoras. Il est intéressant de voir qu'en formulant les exigences qu'on vient d'exposer, Aragon esquisse son propre programme poétique qu'il réalisera au cours des années à venir. Lui-même sera donc le poète dont il appelle ici la venue.

Huitième strophe

Poursuivant la ligne amorcée dans les deux vers précédents, les deux premiers vers de la huitième strophe disent l'attente mêlée d'espoir, de foi et d'impatience, qui est celle du locuteur de trouver encore un potentiel de poésie dans la France d'aujourd'hui capable de répondre à ses exigences.
Mais après le v. 30 il semble y avoir rupture: les six derniers vers du poème dépeignent tout à coup l'utopie d'un monde intact et sauvé où tous les problèmes sont résolus. Pour jeter un pont logique entre les vers précédents et ceux qui suivent il faut supposer que la fin ultime de la poésie nouvelle est justement la création d'un tel monde désaliéné.
Mais n'y aurait-il pas lieu de s'étonner qu'Aragon tienne possible la réalisation d'une utopie si hyperboliquement décrite où mêmes les maux physiques seraient abolis? Il faut probablement argumenter d'une façon tout à fait différente et considérer le caractère hyperbolique de sa prophétie comme un indice visant à nous faire comprendre qu'il ne faut pas prendre ses mots au pied de la lettre, mais chercher leur sens profond, ce qu'il y a de concret caché derrière les images poétiques. Alors on se rend compte qu'au vrai, il ne s'agit pas de la vision d'un monde futur rendu à sa première innocence, mais d'un monde très réel, pourtant encore à créer, où les hommes rendus muets pour des raisons politiques auront de nouveau le droit de parler librement et où les amis politiques du poète actuellement gardés en prison par les lois de la République française, seront libérés. Ce qui paraissait de la naïveté, s'avère un morceau de "contrebande" littéraire.
Ce qui rend ces vers particulièrement intéressants est l'imagerie servant à décrire ou à prophétiser ce monde intact. Elle provient évidemment d'histoires bien connues de l'Évangile (et non pas d'écrits marxistes, comme on pourrait peut-être s'y attendre). La poésie nouvelle a le pouvoir de faire des miracles comparables à ceux de Jésus (vv. 31-32) qui, se désignant comme "Fils de l'homme", permit aux muets de parler, aux estropiés de guérir (note 11) , aux paralytiques de marcher (note 12) . Un nouveau merveilleux s'établira qui ne remplace pas le merveilleux chrétien, mais qui prend exemple sur lui. Et la marche du paralytique sera accompagnée de la musique de la cobla. (Note 13)
Le poème "Santa Espina" présente quelque chose de radicalement nouveau dans l'oeuvre poétique d'Aragon (note 14) : l'usage métaphorique d'un lexique chrétien et de "mythes" chrétiens. Lui-même attirera, en 1945 , l'attention du lecteur sur le changement énorme qu'il a subi depuis le début des années 1930, lorsque, athée déclaré, militant "sans-dieu", il voulait même bannir le mot "croiser" du vocabulaire français pour qu'il ne rappelle plus la Croix chrétienne haïe: maintenant il introduit lui-même le vocabulaire du merveilleux chrétien dans sa poésie, en s'en servant, il est vrai, à ses propres fins.

[...] Je m'avise que déjà Le Crève-Coeur pour un poème (Santa Espina) et En français dans le texte pour Absent de Paris au moins, nécessitaient cette observation qui touche cette fois à ce qui est dit, et non à la manière de le dire. C'est sous la plume d'un incroyant notoire et qui fait profession d'en être un, la réapparition du merveilleux chrétien. Réapparition d'autant plus singulière qu'il s'agit d'un auteur qui, en 1930, dans un essai intitulé La Peinture au défi, préconisait avec toute la violence du langage la suppression radicale de ce merveilleux-là.
[...] le matérialiste primitif que j'étais, passait condamnation sur le merveilleux chrétien opposé aux divers merveilleux de la liberté [...].
[...] il y a entre la position qui est la mienne aujourd'hui [1945] et celle que résument ces lignes [de La Peinture au défi de 1930] non point une différence de nature, mais une différence de perspective. [...] Maintenant, dans ma forêt - Brocéliande - coexistent le merveilleux païen, le merveilleux chrétien, le merveilleux antichrétien du moyen âge avec ses racines celtes, et le merveilleux moderne des machines et de la publicité. [...] Le mythe de Viviane et de Merlin, si j'y fais appel, c'est pour parler de ce que la censure et la Gestapo interdisent qu'on parle. Et tout à cette fin m'est bon: même le Christ [...]. [...] je n'ai pas honte de dire que je respecte aujourd'hui, que j'ai appris à respecter leur foi [= celle des chrétiens] que je ne partagerai jamais. Ce qu'il y a de généreux, d'humain dans cette foi divine. Pour tout dire, de français. [...]

Le poème "Santa Espina" inaugure une pratique scripturale d'Aragon, défendue aussi dans quelques strophes de Les Yeux et la mémoire, qui finira par produire des oeuvres comme Le Fou d'Elsa et La Messe d'Elsa.

Neuvième strophe

La neuvième strophe reprend la polysémie des vers précédents. Si au niveau de l'image, c'est de nouveau Jésus, désigné ici sous son titre biblique (Fils de l'Homme), qui est évoqué, le lecteur supposera très vite qu'en réalité il ne s'agit plus du front d'un dieu (v. 14), mais du front de l'homme. Mais qui est cet homme? On peut penser à l'homme libéré du fléau de la guerre, aux hommes, actuellement victimes de la répression qui seront libérés un jour de la prison, mais aussi à l'homme dans un sens plus général: l'homme marqué par le malheur existentiel, et voilà l'utopie qui reviendrait. Mais peut-être le Fils de l'Homme est-il également ou en première ligne le nouveau poète qui, entré dans une nouvelle phase de l'évolution humaine, n'est plus celui qui souffre, n'est plus le porte-parole du malheur qu'il exprimait jusqu'à présent d'une manière chiffrée, symbolique (La couronne de sang symbole du malheur, v. 34), mais celui qui chante tout haut cette fois, sans le détour des symboles.
Pour corroborer l'hypothèse selon laquelle le Fils de l'Homme (v. 33) et l'Homme (v. 35) désigneraient le nouveau poète, on pourrait rappeler que le verbe "chanter" est dans Le Crève-coeur la métaphore usuelle pour l'activité poétique (note 16) ; chanter, et a fortiori chanter tout haut, est donc l'affaire du poète, et non pas celle de tout le monde. En plus, il est curieux d'apprendre dans quelle optique l'Homme chantera dans l'avenir prophétisé: il le fera comme / Si la vie était belle et l'aubépine en fleurs. Ce qui frappe ici est le comme si. Le locuteur lyrique ne dit pas que le poète nouveau chantera franchement la vie et la nature parce que celles-ci sont redevenues belles: non, il ne les chantera que comme / Si la vie était belle et l'aubépine en fleurs (v. 36). Cela semble indiquer que le locuteur lyrique, tout en croyant à la possibilité de surmonter le malheur, ne suppose pas sans façon qu'à l'avenir la vie et la nature seront objectivement "belles". Or, une telle réflexion dialectique ne serait guère celle de l'homme de la rue, de l'Homme tout court, on ne pourrait l'attribuer qu'à l'individu qui réfléchit, c'est-à-dire au poète.
La fin du poème est donc marquée par un optimisme problématisé: elle prophétise un changement essentiel en direction du "bien", mais non pas l'abolition du "mal" tel quel. Le poète qui veut chanter le "bien" (sous forme de "beau") ne pourra le faire que dans l'attitude du "comme si". Une telle restriction s'accorde avec une vision du monde exprimée par Aragon dans d'autres textes postérieurs à "Santa Espina". C'est une vision dans laquelle la croyance à un monde meilleur s'allie avec la croyance encore plus radicale à l'impossibilité d'une amélioration morale de l'homme. Au poète qui, malgré tout, veut chanter le monde sous un jour positif ne reste qu'à adopter l'attitude du "créer comme si". C'est d'ailleurs la formule qu'Aragon donnera plus tard, en 1969, comme titre à un de ses articles . Il emprunte ici la formule au livre d'Elsa Triolet La Mise en mots et cite le passage où il l'a puisée. Voici ce passage qui pourrait servir à éclairer a posteriori les derniers vers du poème "Santa Espina":

"[...] l'humanité, vaincue d'avance, joue gagnant et ose créer [chanter!] comme si. Dans l'illusion, faisant semblant. Prestidigitateurs! à vous la parole, vous êtes dans le vrai. Jouons sur ce qui n'est pas."

03.09.1997


Notes

1. C'est Aragon lui-même qui indique cette date dans la "Bibliographie" qu'il a donnée au Crève-coeur. - Signalons que le poème a été mis en musique par Lino Leonardi et chanté par Monique Morelli. On trouve la musique (avec les paroles) dans 17 chansons de: Aragon, pp. 57-60. [Retour au texte]

2. Selon Gran Enciclopèdia Catalana. - Voici le texte de la chanson catalane cité d'après: Fundaciò Jaume I: La naixença de Catalunya, Nadal del 1978, p. 84:

La Santa Espina

Som i serem gent catalana
tant si es vol com si no es vol,
que no hi ha terra amb més ufana
sota la capa del sol.

Déu va passar-hi en Primavera
i tot cantava al seu pas.
Canta la terra encara entera,
i canta que cantarás.

Canta l'aucell, el riu, la planta,
canten la lluna i el sol.
Tot treballant la dona canta,
i canta al peu del bressol.

I canta a dintre de la terra,
lo passat jamai passat,
i jorns i nits, de serra en serra,
com tot, canta el Montserrat.

Pour une version légèrement différente voir l'article d'Armando García-Schmidt. [Retour au texte]

3. Voir Petit Robert 2: "SÉVERAC (Déodat de). - Compositeur français (Saint-Félix-de-Caraman 1873 - Céret 1921). [...] Sa musique, imprégnée du folklore languedocien, évoque la nature avec une sincérité et une délicatesse de ton exceptionnelles. [...]" [Retour au texte]

4. Jean Cocteau présenta également la "Cobla de Barcelone" au public parisien; voir son article "Présentation de la 'Cobla de Barcelone' à la Grande Nuit des Innocents" dans Ce soir, 8 juin 1937; réimpression dans Jean Cocteau: Portraits-souvenirs 1900-1914 suivi de Articles de Paris. Paris: Bernard Grasset, 1977, pp. 248-250). [Retour au texte]

5. Voir Louis Aragon - Jean Paulhan - Elsa Triolet: "Le Temps traversé". Correspondance 1920-1964. Édition établie, présentée et annotée par Bernard Leuilliot. Paris: Gallimard, 1994, pp. 107-108. [Retour au texte]

6. Matth. 27,29: "coronam de spiniis"; Marc. 15,17: "spineam coronam"; Jean 19,2: "coronam de spiniis", 19,5: "coronam spineam". [Retour au texte]

7. Voir Sachs-Villatte. [Retour au texte]

8. Voir Lexis. [Retour au texte]

9. Voir Nouveau Petit Robert. [Retour au texte]

10. La "tenora", ressemblant au haut-bois, est un des bois des musiciens jouant la sardane (sardane: "Danse catalane à plusieurs danseurs qui forment un cercle", Nouveau Petit Robert). Dans son article pour Ce soir, Jean Cocteau donne une description poétique de la tenora: "La tenora, qui porte un si beau nom de femme, est un instrument qu'on se lègue de famille en famille. Elle se culotte à l'égal d'une pipe et fait comprendre comment la corne du taureau pénètre le ventre du cheval, les dagues le coeur des madones. / Ainsi la tenora vous entre-t-elle dans l'oreille et dans le souvenir." (p. 249-250) [Retour au texte]

11, Matth. 15,31: "[et curavit eos;] ita ut turbae mirarentur videntes mutos loquentes, claudos ambulantes". [Retour au texte]

12. Matth. 4,24: "et obtulerunt ei [...] paralyticos et curavit eos". [Retour au texte]

13. La cobla catalane est un ensemble musical se composant de 11 musiciens qui jouent des sardanes. [Retour au texte]

14. Pour ce qui est du domaine romanesque, Aragon avait déjà dans Les Beaux Quartiers de 1936 fait preuve d'une grande sensibilité pour l'expérience religieuse de son jeune héros Armand Barbentane. [Retour au texte]

15. Aragon, "De l'exactitude historique en poésie", L'OEuvre poétique, 2e éd., tome IV, livre IX- 2e partie, p. 116-119. Voir aussi les remarques de Georges Sadoul: Aragon. Paris: Seghers, 1967, p. 29. [Retour au texte]

16. Voir Wolfgang Babilas, "Langage et musique dans Le Crève-coeur", Faites entrer l'infini, no 9, 1990, pp. 4-6. [Retour au texte]

17. Les Lettres françaises, 24.12.1969. [Retour au texte]

18. Elsa Triolet: La Mise en mots. Genève: Skira, 1969, p. 14. [Retour au texte]

Première publication en ligne: 01.09.1997
Révision: 28.12.1997


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